Un
manuscrit en latin de la fin du XIVe siècle, les
Postilles sur les livres
de l'Ancien et du Nouveau Testament, écrit par le
théologien et exégète français Nicolas de Lyre quelques décennies
auparavant, nous apprend l'existence d'un copiste nommé Henri
Bossec, natif de Tréfranc en Plovan. Tentons d'en savoir plus sur ce
personnage et sur son parcours.
Un lettré sorti de l'oubli
Vivant
dans la seconde moitié du XIVe
siècle, Henri Bossec semble avoir rapidement sombré dans un oubli
complet dont il ne sort que durant le premier quart du XXe
siècle. C'est à cette époque qu'Antoine Thomas (1857-1935), membre
de l'Institut, redécouvre son existence.
Antoine THOMAS (1857-1935) |
En
1922, dans le 66e
volume des Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, cet historien
de la littérature et philologue réputé indique avoir relevé –
via notamment le catalogue de manuscrits dressé par Charles Kohler –
3 phrases nommant un même personnage dans les manuscrits 35 et 36 de
la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, exemplaire des Postilles
sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament
du théologien franciscain Nicolas de Lyre. Il les transcrit et en
donne les traductions suivantes :
- « H. Bossec, diocessi Cornubie natus uillula uocata Tresfranc » (Paris, Sainte-Geneviève, 35, f. 337) traduit en « H. Bossec, né au village appelé Tresfranc au diocèse de Cornouaille »
- « Henri Bossec ascruiuas aman » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 261 v) traduit en « Henri Bossec a écrit ici »
- « Henri Bossec alauar mar car doe ma ambezo auantur mat ha quarzr » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 299 v) traduit en « Henri Bossec dit : si Dieu veut, j'aurai aventure belle et bonne »
La
première mention est en latin. Il s'agit d'un colophon c'est-à-dire
de la note finale d'un manuscrit. Elle nous apprend le nom du copiste
et son origine cornouaillaise. Les deux autres mentions sont des
notes marginales en moyen breton qui nous indiquent son prénom et
nous confirment qu'il est autant bretonnant que latiniste. Si la
traduction de la note en latin ne pose pas de difficulté à cet
éminent chartiste, il n'en est pas de même pour les 2 autres en
moyen breton dont il a demandé la traduction à Joseph Vendryes,
titulaire de la chaire de langues et littératures celtiques à
l'EPHE. Antoine Thomas précise dans sa communication que, malgré
ses efforts, le lieu-dit « Tresfranc »
reste à identifier.
C'est
ce que parvient à faire Joseph Loth (1847-1934), linguiste et
historien versé lui aussi dans l'étude des langues celtiques, dans
le courant de la même année. Il explique, lors d'une nouvelle
séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 27
octobre 1922, avoir identifié « Tresfranc »
comme le village de Tréfranc dans la commune Plovan, département du
Finistère. Il appuie son propos sur les remarques de ses
correspondants D. Bernard, érudit de Cléden-Cap-Sizun, Henri
Waquet, archiviste départemental à Quimper, allant même jusqu'à
solliciter le curé et l'instituteur de Plovan (c'est-à-dire à
cette époque Jean-Marie Maréchal et Jean Kernaflen). Joseph Loth
profite de l'espace qui lui est offert pour apporter quelques
remarques sur les toponymes en tres-, trez- et treiz-. Il complète
son propos en expliquant que Tresfranc ou Treffranc est le nom d'une
famille et d'une seigneurie de Plovan des XIVe
et XVe
siècles et que Bossec ou Bozec signifierait « celui qui a une
forte paume ».
Joseph LOTH (1847-1934) |
Par la suite, il faut attendre les années 2000 pour voir le
professeur Yves Le Berre et surtout Jean-Luc Deuffic s'intéresser à
nouveau à ce personnage, permettant au travers de quelques articles
sur lesquels nous allons revenir de mieux le connaître.
Un petit noble plovanais ?
Le fait qu'il soit en activité dans les années 1380 ou 1390 permet
d'envisager la naissance de Henri Bossec au milieu du XIVe
siècle, en pleine guerre de Succession de Bretagne. Si son nom (ou
surnom ?) ne nous renseigne pas sur son milieu d'origine, sa
naissance à Tréfranc et la carrière qu'il mène par la suite nous
autorisent à penser qu'il est de noble extraction. Ce lieu de
naissance, qu'il note « Treffranc », est en effet attesté
comme manoir noble en 1426 à l'occasion de la réformation des
fouages (Réformation des fouages de 1426, diocèse de
Cornouaille, éd. Hervé Torchet, La Perenne, Paris,
2001, p. 84). À cette date, il appartient à Havoise Treffranc et
est occupé par son métayer Yvon Gourmellon. La branche aînée des
Treffranc se serait fondue vers 1435 dans la famille de Coetsquiriou
en Quéméneven. Une branche cadette a subsisté à Landudec (manoir
de Kerandraon) et Pouldreuzic (manoir de Kerguivit).
Même
en admettant que Henri appartienne à la famille des seigneurs de
Tréfranc, cela n'explique pas qu'on le retrouve comme copiste à
Paris quelques décennies plus tard. La solution est peut-être à
chercher du côté de l’Église. Si on suit Yves Le Berre, Henri
Bossec serait un moine franciscain (Yves
Le Berre, « La littérature moderne en langue bretonne ou les
fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque
de l’École des chartes,
t. 159,
2001, p. 33). Ce serait alors via cet ordre religieux qu'il aurait pu
suivre des études et gagner la capitale du royaume. L'établissement
franciscain le plus proche de Plovan est celui de Quimper.
Aujourd'hui disparu, il occupait l'espace désormais dévolu aux
halles Saint-François. Christian Dutot, auteur d'un mémoire sur Le
couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe
siècle),
n'apporte pas de renseignements sur les membres du couvent au XIVe
siècle faute de sources. Il rapporte néanmoins que, tout au long du
Moyen Âge, le recrutement des frères semble s'effectuer largement
au sein de la noblesse cornouaillaise. Ce pourrait donc être le cas
de Henri. Mais l'affirmation d'Yves Le Berre n'est que pure
supposition et il n'apporte aucune justification à son assertion. Il
n'en demeure pas moins que, s'il est bien cordelier – ce qui reste
à prouver – il est probable que Henri Bossec soit passé par le
couvent de Quimper avant de partir pour Paris.
Une autre hypothèse est envisagée par l'historien Jean-Luc Deuffic. Écartant le point de vue d'Yves Le Berre faisant de notre copiste un franciscain, il n'exclut pas que Henri Bossec soit un laïc ou un simple clerc et qu'il ait suivi dans ses jeunes années l'enseignement d'un maître dans une école de campagne, à Plovan ou dans les alentours. Bien qu'on soit mal renseigné sur ces « petites écoles » rurales, elles semblent relativement nombreuses à cette époque du Moyen Âge. Il aurait pu par la suite intégrer une université, par exemple celle de Paris. En cette seconde moitié du XIVe siècle, il existe dans la cité royale plusieurs établissements universitaires destinés à héberger les étudiants bretons : le collège du Plessis (fondé en 1323), le collège de Tréguier (fondé en 1325 par Guillaume de Coetmohan), le collège de Léon (fondé vers 1325 par Eonnet de Kaerembert) et le collège de Cornouaille (fondé en 1317 par Galeran Nicolas). Peut-être notre futur copiste plovanais est-il passé par ce-dernier afin de suivre des études universitaires à la Sorbonne. Sachant que l'homme maîtrise parfaitement l'écriture et le latin à usage théologique, ce parcours hypothétique ne semble pas illogique. Faisant souche dans le milieu intellectuel parisien, il trouve à s'employer comme copiste dès les années 1380. C'est à partir de ce moment-là qu'on dispose de quelques certitudes sur son parcours.
Une autre hypothèse est envisagée par l'historien Jean-Luc Deuffic. Écartant le point de vue d'Yves Le Berre faisant de notre copiste un franciscain, il n'exclut pas que Henri Bossec soit un laïc ou un simple clerc et qu'il ait suivi dans ses jeunes années l'enseignement d'un maître dans une école de campagne, à Plovan ou dans les alentours. Bien qu'on soit mal renseigné sur ces « petites écoles » rurales, elles semblent relativement nombreuses à cette époque du Moyen Âge. Il aurait pu par la suite intégrer une université, par exemple celle de Paris. En cette seconde moitié du XIVe siècle, il existe dans la cité royale plusieurs établissements universitaires destinés à héberger les étudiants bretons : le collège du Plessis (fondé en 1323), le collège de Tréguier (fondé en 1325 par Guillaume de Coetmohan), le collège de Léon (fondé vers 1325 par Eonnet de Kaerembert) et le collège de Cornouaille (fondé en 1317 par Galeran Nicolas). Peut-être notre futur copiste plovanais est-il passé par ce-dernier afin de suivre des études universitaires à la Sorbonne. Sachant que l'homme maîtrise parfaitement l'écriture et le latin à usage théologique, ce parcours hypothétique ne semble pas illogique. Faisant souche dans le milieu intellectuel parisien, il trouve à s'employer comme copiste dès les années 1380. C'est à partir de ce moment-là qu'on dispose de quelques certitudes sur son parcours.
Un copiste breton au travail
Dans un article d'avril 2010 publié sur son blog Le manuscrit médiéval, Jean-Luc Deuffic dresse un rapide inventaire de l’œuvre de Henri Bossec : outre les manuscrits 34, 35 et 36 conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, copie des Postilles de Nicolas de Lyre, il est également le copiste du manuscrit 318 de la Bibliothèque Mazarine, un exemplaire du Compendium de Pierre Auriol (Jean-Luc Deuffic, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010).
Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35 f. 281 v - 282 |
Les
Postilles sur les livres
de l'Ancien et du Nouveau Testament
sont le fruit d'un travail d'exégèse entamé par Nicolas de Lyre
(v. 1270-1349) dans les années 1320-1330. Le théologien y développe
des commentaires moraux sur la Bible. C'est sans doute l'appartenance
de cet auteur à l'ordre de saint François qui a amené Yves Le
Berre à qualifier également son copiste de franciscain.
Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35, f. 1 |
Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 24 |
Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 279 |
Le
Compendium sensus
litteralis totius sacrae Scripturae
(Compendium sur le sens littéral de toute l’Écriture sainte) est
l'une des œuvres principales de Pierre Auriol (1280-1322), autre
théologien français et franciscain, ayant fini sa vie comme
archevêque d'Aix. Quelques années avant Nicolas de Lyre, il se
livre lui aussi à des commentaires sur l’Écriture sainte (Benoît
Patar, Dictionnaire
des philosophes médiévaux,
éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333). Ce manuscrit porte comme
les Postilles
un colophon indiquant l'identité du copiste : « Ex
aromatibus mirre et thuris et universi pulveris pigmentarii. Henri
Bosec »
(Paris, Mazarine, 318, f. 137 ?). Outre le texte copié, ce
document comporte comme beaucoup de ses semblables au Moyen Âge
quelques dessins, sans doute de la main de Henri « Bosec ».
Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 1 v |
Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 45 v |
Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 96 v |
Jean-Luc
Deuffic précise que Henri Bossec aurait effectué l'ensemble de ce
travail pour Pierre Lorfèvre (1345- v. 1412/1416), notable
originaire de Senlis, chancelier du duc Louis d'Orléans puis
conseiller du roi Charles VI. Entre 1380 et 1395, notre copiste
aurait ainsi travaillé avec le « maître du Policratique de
Charles V », un célèbre enlumineur qui a collaboré avec
plusieurs copistes bretons (Jean-Luc Deuffic, « Le ''Maître du
Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? »,
blog Le manuscrit
médiéval,
8 avril 2009).
Comment
travaillait-il au fait ? Plusieurs enluminures contemporaines
nous montrent des copistes à l’œuvre. Celle reproduite ici nous
fait voir le copiste assis devant une grande table inclinée sur
laquelle repose le parchemin presque encore vierge, préalablement
taillé et quadrillé. Muni d'un calame pour écrire et d'un couteau
pour gratter les éventuelles erreurs, le copiste s'applique à
reproduire l'ouvrage disposé devant lui, se permettant de temps en
temps de placer en marge une glose ou un dessin.
Un copiste au travail, XIVe siècle |
Le
cas échéant, une fois son labeur achevé, il confie les parchemins
à un enlumineur afin qu'il puisse y apposer des couleurs dans les
espaces vides laissés à cet effet. Après avoir été reliés, les
volumes peuvent alors rejoindre la bibliothèque de leur riche
commanditaire.
*
*
*
On
ignore à ce jour le devenir du copiste Henri Bossec. S'il se
confirme qu'il était bien moine mendiant, il a peut-être fini ses
jours dans un couvent de la région parisienne au tournant des XIVe
et XVe siècle. Il n'est pas impossible que des recherches
futures nous apportent davantage de renseignements sur cet enfant
méconnu de Plovan ! Son histoire permet d'ores-et-déjà de
rappeler à la fois que le Moyen Âge n'est pas l'époque ténébreuse
qu'on veut bien nous dépeindre souvent mais bien une période de
savoir et d'art où le livre occupe une place majeure et que
plusieurs Bretons (dont au moins un Plovanais) ont pris leur part
dans ce mouvement.
Mathieu
GLAZ
P. S. : un grand merci à Jean-Luc Deuffic pour sa relecture de ce texte et pour ses remarques fructueuses.
Sources
et bibliographie
Paris,
Bibliothèque Mazarine, manuscrit 318 : Compendium de
Pierre Auriol.
Paris,
Bibliothèque Saint-Geneviève, manuscrits 34-36 : Postilles
de Nicolas de Lyre.
COUFFON
René, « Le collège de Cornouaille à Paris », Bulletin
de la société archéologique du Finistère, t. 67, 1940, p. 32-71.
DEUFFIC
Jean-Luc, « Le ''Maître du
Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? »,
blog Le manuscrit
médiéval, 8 avril
2009 [cliquez ici].
Idem,
« Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre
Lorfèvre », blog Le
manuscrit médiéval,
8 avril 2010 [cliquez ici].
DUTOT
Christian, Le couvent des
Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe
siècle), mémoire de
maîtrise dirigé par Jean Kerhervé, UBO, Brest, 1988.
LE
BERRE Yves, « La littérature
moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de
truchement », Bibliothèque
de l’École des chartes,
t. 159, 2001, p.
29-51 [cliquez ici].
LE
GOFF Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, éd. Seuil,
1957.
LOTH
Joseph, « Le village natal du scribe Henri Bossec : les
différents sens de tre- dans les noms propres composés
bretons actuels (séance du 27 octobre 1922) », Comptes
rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, t. 66, n° 5, 1922, p. 409-411 [cliquez ici].
PATAR
Benoît, Dictionnaire des
philosophes médiévaux,
éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333.
Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé TORCHET, La Perenne, Paris, 2001.
ROUSE Richard H. et ROUSE Mary A., Manuscripts and their makers : commercial book producers in medieval Paris, 1200-1500, Londres, Harvey Miller, 2000, t. 2, p. 48.
THOMAS
Antoine, « Note marginale en bas-breton sur un manuscrit de la
bibliothèque Sainte-Geneviève (séance du 16 juin 1922) »,
Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, t. 66, n° 3, 1922, p. 208-209 [cliquez ici].
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