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jeudi 10 avril 2014

L'énigmatique trésor de Kervoalen

À l'occasion de leur séance du 26 février 1903, certains membres de la vénérable Société archéologique du Finistère découvrent une série de « coupes » en argent présentée par leur président, Paul du Châtellier. Ces trois objets ont été exhumés quelques semaines plus tôt par un paysan plovanais alors qu'il travaillait dans son champ à Kervoalen. Retour sur cette curieuse histoire...

Au premier étage du Musée breton à Quimper, dans l'espace consacré à l'orfèvrerie, on peut observer une série d'objets en argent au centre desquels se trouve une coupe acquise en 1993 par le département du Finistère et dont la note explicative apprend aux visiteurs qu'elle a été découverte à Plovan au début du  XXe siècle. Revenons tout d'abord sur cet événement.

Vitrine des pièces d'orfèvrerie en argent (Musée départemental breton, Quimper)


I. La découverte

La scène se déroule le lundi 19 janvier 1903. Un certain Le Glaz s'active muni de sa bêche sur une parcelle à l'est de sa ferme, à Kervoalen. C'est alors qu'il brise un vase en argile enfoui sous terre duquel il dégage trois coupes apodes (c'est-à-dire sans pied) en argent, initialement enveloppées d'un morceau de toile dont il ne subsiste que quelques fragments. Après avoir sans doute sondé les alentours pour vérifier qu'il n'y avait pas d'autres caches similaires, il fait part de sa trouvaille à ses proches. La nouvelle se répand dans la commune et parvient probablement jusqu'aux oreilles d'un membre du clergé qui avertit alors le chanoine Jean-Marie Abgrall, membre actif de la Société archéologique du Finistère (SAF). C'est ce-dernier qui prévient le savant Paul du Châtellier, de Pont-l'Abbé, qui se rend sur place et acquiert les trois coupes.


Les 3 fermes de Kervoalen en 1828 (extrait de la section E 1 de l'ancien cadastre de Plovan)

Qui sont ces différents personnages ? Le découvreur (ou l'inventeur, au sens archéologique du terme) est peut-être Michel (Le) Glaz (1819-1904) ou son fils Henri (1850-1917), cultivateurs à Kervoalen (et accessoirement mes quadrisaïeul et trisaïeul !). Michel Le Glaz et Catherine Le Pemp sont venus s'installer dans cette ferme dès les années 1860. Nous ignorons cependant s'ils vivent à Kervoalen izella, Kervoalen creis ou Kervoalen huella (voir le plan ci-dessus).


Le chanoine Jean-Marie Abgrall (1846-1926)

Jean-Marie Abgrall (1846-1926), l'informateur, est un prêtre d'origine léonarde, membre du chapitre cathédral, professeur d'archéologie au Grand séminaire de Quimper et, comme on l'a dit, membre éminent de la SAF. Ses nombreux articles témoignent de son intérêt pour l'architecture religieuse du diocèse ; il s'est lui même essayé à l'architecture en dressant les plans de plusieurs églises et chapelles du département (on lui doit en particulier les églises de Plogastel-Saint-Germain et de Landudec).


Autoportrait de Paul du Châtellier (1833-1911)



Quant à Paul Maufras du Châtellier (1833-1911), l'acquéreur, il est l'un de nos plus importants archéologues et préhistoriens finistériens. Il préside la SAF entre 1897 et 1911. Il connaît déjà Plovan pour y avoir mené des fouilles, seul ou en compagnie de son père Armand, à Renongar et au Crugou dans les années 1870. Son manoir de Kernuz en Pont-l'Abbé abrite une importante collection entamée par son père et qu'il a amplement complétée ; elle a été acquise en 1924 par le Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye.



II. Les objets et leur usage

Après avoir présenté ces acquisitions en février 1903, Paul du Châtellier mène quelques recherches complémentaires et publie ses conclusions en 1905 à la fois dans le bulletin de la SAF et dans le bulletin monumental (voir la bibliographie en fin d'article).


Coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)


Il énonce par le menu les dimensions des 3 coupes (voir le tableau ci-dessous) et décrit leur décor intérieur : toutes trois sont ornées de six ou sept cupules et de rosaces dorées plus ou moins élaborées. 



Coupe n° 1
Coupe n° 2
Coupe n° 3
Diamètre
21,5 cm
21 cm
18,8 cm
Profondeur
4,5 cm
4,2 cm
4,1 cm
Épaisseur du bord
0,3 cm
0,25 cm
0,2 cm
Poids
222,8 gr
201,8 gr
149,4 gr
Inscription
Effacée par le fourbissage des inventeurs
Y : A U : T R : E D : O U : K/ D
Y : A : AUTREDOU : K/DRELEC

Du Châtellier donne en particulier une description précise de la coupe n° 2 exposée de nos jours au musée de Quimper : « C'est certainement celle des trois dont la décoration intérieure est la plus élégante. Le fond, repoussé vers l'intérieur, présente intérieurement une convexité sur laquelle on remarque six cupules de 0 m. 028 de diamètre. Dans chacune des cupules est un groupe de trois boutons de même diamètre, enfin, le centre de la coupe est orné d'une élégante rosace au milieu de laquelle est un bouton conique de 0 m. 008 de diamètre, doré, ainsi que la rosace. »

Décor intérieur de la coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)


La question de leur usage a donné lieu à plusieurs interprétations. Du Châtellier avance l'hypothèse d'objets appartenant au mobilier d'une riche maison, donnés (peut-être par testament) au trésor d'une église ou d'une chapelle et qui auraient dès lors eu un usage liturgique. Il choisit, sans qu'on sache trop pourquoi, de les attribuer au trésor de la chapelle Notre-Dame-de-Penhors. Il écarte l'idée d'une pièce d'ornementation, d'un plat à quêter mais retient celles d'un hanap (récipient pour boire) ou d'un plat pour déposer un linge ou faire des ablutions. Il cite également les renseignements du chanoine Paul Peyron et de l'archiviste départemental Henri Bourde de la Rogerie qui voient respectivement dans ces objets des coupes d'appoint pour distribuer les hosties quand les fidèles arrivent nombreux à l'office ou encore une coupe de vin pour l'eucharistie. L'absence de signe religieux sur les coupes rend pourtant difficilement admissible leur lecture comme des objets liés au culte catholique.


Photographies des coupes n° 2 (en haut et en bas à droite) et n° 3 (en bas à gauche) illustrant l'article de Paul du Châtellier


Pour l'historien Léon Germain de Maidy, qui publie la même année dans le Bulletin monumental un article en réaction à celui de Paul du Châtellier, ces objets n'ont pas été employé pour la communion. Selon lui, il n'y a pas de place au doute : ce sont des drageoirs. Il s'appuie dans sa démonstration sur une étude de pièces a priori similaires ayant appartenu à Charles le Téméraire, duc de Bourgogne dans la seconde moitié du XVe siècle. À sa cour, ces drageoirs servaient à recevoir des « épices », c'est-à-dire des dragées, des confitures ou des sucreries. L'auteur conclut en annonçant clairement qu' « on peut les dénommer drageoirs ou assiettes à épices pour les jeûnes ecclésiastiques et l'attente de la communion ». C'est intéressant mais est-il possible de comparer le mode de vie du duc Charles, l'un des hommes les plus puissants d'Europe, et de son entourage avec celui du propriétaire de nos 3 coupes, tout au plus un petit notable bas-breton qui lui serait contemporain ou légèrement postérieur ? Il faut admettre que non.


De toutes ces propositions plus ou moins confuses, laquelle faut-il retenir ? Une solution éclairante est venue des travaux du père Yves-Pascal Castel sur l'orfèvrerie bretonne. Ce savant place les coupes n° 2 et n° 3 dans la famille des « pièces d'orfèvrerie civile gothique destinées à la boisson appelées coupes, hanaps ou tasses, sans pied ». Il précise également à propos de la coupe n° 2 que cette œuvre revêt une grande importance pour l'histoire de l'orfèvrerie : « Elle témoigne de la diffusion en Cornouaille de ce modèle gothique de coupe à boire assez rarement conservé en France, et se présente à la fois comme l'une des plus anciennes pièces connues d'orfèvrerie civile de Bretagne et comme la première aux poinçons de Quimper ».


Coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)



III. L'histoire des coupes


Maintenant que nous savons que nos coupes en argent servaient à boire, essayons de retracer leur histoire en déterminant qui les a fabriquées et quels étaient leurs premiers propriétaires.
La note explicative du musée de Quimper indique, d'après des poinçons qui avaient échappé à Du Châtellier, que la coupe n° 2 est l'œuvre du maître-orfèvre François Moéam : « poinçons de maître (F et M couronnés), de jurande (hermine passante surmontant un K gothique) ».


Détail de la coupe n° 2 avec les poinçons (Musée départemental breton, Quimper)


Les poinçons de maître sont ces marques laissées par l'artisan afin d'indiquer que c'est dans son atelier que la pièce a été produite. Le poinçon de jurande précise à quel corps de métier juré appartient l'orfèvre, en l’occurrence à la communauté des orfèvres de Quimper dont le symbole est alors une hermine passante tenant un K (pour Kemper).


Poinçons de maître François Moéam : les initiales F M couronnées


Cet artiste quimpérois n'est pas un complet inconnu. Les historiens de l'art lui attribuent différentes pièces d'orfèvrerie religieuse composées dans le premier quart du XVIe siècle : les calices et les patènes en argent de Clohars-Fouesnant, de Kergloff, remanié au XIXe siècle, de Briec ou encore de Plouzané.

Calice en argent de Clohars-Fouesnant


En décembre 1514 et avril 1515 (n. s.), François Moéam est mentionné dans un compte de la fabrique de la cathédrale de Quimper pour avoir blanchi les lampes et les encensoirs et pour avoir réparé la croix d'argent de l'église. Plusieurs de ses homonymes s'illustrent dans la vie publique de la cité épiscopale tout au long du XVIe siècle.



Calice en argent doré de Kergloff


Concernant la coupe n° 3, actuellement conservée au Musée Dobrée à Nantes, elle se rapproche par sa forme et son décor de celle de François Moéam bien qu'elle soit plus petite. Elle ne porte qu'un poinçon de maître : les initiales T et S (ou S et T) entrelacées. Il s'agit selon toute vraisemblance là aussi d'un maître quimpérois, contemporain du précédent.

Décor intérieur de la coupe n° 3 (Musée Dobrée, Nantes)


Quant à la coupe n° 1, nous ne sommes pas parvenus à la retrouver. Plusieurs ateliers d'orfèvres de Quimper se situaient dans la rue des Cordonniers et non loin du couvent Saint-François (actuellement rue Kéréon et halles municipales). Certains auteurs signalent aussi une rue des Fèvres, actuelle rue du Chapeau Rouge. C'est sans doute dans l'un ou l'autre de ces ateliers que nos coupes furent réalisées et acquises par leurs premiers propriétaires.

S'agissant de ces-derniers, les inscriptions figurant au revers d'au moins 2 des 3 coupes découvertes à Plovan indiquent, comme il est précisé dans le tableau ci-dessus, qu'elles ont appartenu à un moment donné à un dénommé « Y. A. Autredou » originaire de ou vivant à « Kerdrelec ». Du Châtellier les attribue un peu rapidement à un Yves Lautrédou, meunier au moulin de Kerdelec en Pouldreuzic. Son interprétation repose sur de maigres indices : il précise que Lautrédou est un « nom de famille existant encore dans la commune de Pouldreuzic et en Lababan [...] Sur de vieux registres de Lababan, commune pendant la Révolution, on voit figurer le nom de Lautrédou comme maire ». Or le nom de famille Lautrédou, issu d'un diminutif du prénom Autret, se retrouve couramment dans le secteur de Plovan, et pas seulement à Lababan ou à Pouldreuzic. Par ailleurs, une autre lecture de l'inscription donnerait Yan (c'est-à-dire Jean) Autrédou au lieu d'Yves.
De même, le nom de lieu Kerdelec, qui serait la forme moderne du « Kerdrelec » inscrit sur la coupe n° 3, se rencontre certes à Pouldreuzic mais aussi à Saint-Evarzec ou à Rédéné. On trouve même un Kerdellec à Lanvénégen... Selon Albert Deshayes, les anciennes graphies du Kerdelec de Pouldreuzic, siège d'un manoir, étaient « Kerardelec » (1410), « Kerardellec » (1542) ou « Kerade-lec » (1679), en aucun cas Kerdrelec. Faute de recherches plus approfondies, il nous semble imprudent d'affirmer de façon ferme et définitive, comme a pu le faire Paul du Châtellier et quelques auteurs après lui, que le propriétaire des coupes était un meunier pouldreuzicois, même si cette hypothèse reste plausible. 
N'oublions pas par ailleurs qu'il y a aussi un Kerdrézec en Plovan, à proximité immédiate de Kervoalen... Est-il possible que le L gothique ait été confondu avec un S, ce qui donnerait Kerdresec au lieu de Kerdrelec ? Toujours selon Albert Deshayes, les anciennes graphies de Kerdrézec donnent « Kerdrezec » (1514) et « Ker-dreseuc » (1546). Aucun spécialiste n'ayant à ce jour avancé cette lecture, je me garderai de privilégier cette hypothèse séduisante au risque d'être accusé de vouloir rattacher ces coupes à Plovan au détriment de Pouldreuzic ! Des recherches complémentaires s'imposent pour tenter d'éclaircir ce point litigieux.

Ces considérations ne répondent pas de toute manière à la question qui nous paraît la plus intrigante : par quel concours de circonstances ces coupes en argent du début du XVIe siècle se sont-elles retrouvées cachées dans un champ à Kervoalen ? 
Le soin qu'on a mis à les enfouir (recouvertes d'une toile et placées l'une dans l'autre dans un vase en terre cuite) et le relatif bon état de conservation des objets tendraient à penser que l'opération n'a pas été menée dans la précipitation. Vu l'état de décomposition de la toile, l'enfouissement des coupes remonte bien en amont de leur découverte. Le fait que Monsieur Glaz les trouve par hasard au cours de l'hiver 1903 dans sa parcelle nous apprend enfin, rappelons-le au risque de faire une lapalissade, que celui ou ceux qui les ont dissimulées ne sont jamais venus les récupérer ! 
Ces éléments factuels posés, on n'est pas beaucoup plus avancé... L'hypothèse d'une cache de voleur(s) venu(s) mettre un butin à l'abri ne nous paraît pas résister à l'épreuve des faits. Nous opterions plutôt pour celle d'un propriétaire soucieux de protéger son bien de convoitises hostiles, bien que ça n'explique pas pourquoi il ne serait pas venu les reprendre. Entre les années 1500 et les années 1900, quels événements à Plovan ou dans les environs pourraient justifier que quelqu'un désire cacher ainsi cette précieuse vaisselle ? On pense immédiatement au noble-brigand La Fontenelle et à sa bande qui, à l'extrême fin du XVIe siècle durant les guerres de la Ligue, ravagent le pays de Douarnenez à Penmarc'h. On pense aussi aux troubles engendrés par la Révolution française, par exemple aux malheurs du recteur Riou de Lababan. Mais peut-être ne faut-il pas à tout prix chercher à rattacher l'histoire de nos coupes à tel ou tel épisode marquant de l'histoire locale et simplement y voir un geste individuel déconnecté de tout contexte historique.


*
*    *

Au moment de conclure, le mystère entourant ces objets reste épais et chacun peut laisser son esprit échafauder sa propre théorie sans qu'on puisse lui asséner telle ou telle vérité historique. C'est peut-être ce qui rend l'histoire de ces trois coupes de Plovan si frustrante pour l'historien mais aussi si plaisante pour l'imagination ! C'est en tous cas une bonne occasion pour aller découvrir ou redécouvrir par vous-même ces coupes à Quimper et à Nantes et en profiter pour flâner à travers les riches collections de ces deux musées bretons.


Mathieu GLAZ



Bibliographie

Paul du CHÂTELLIER et Antoine FAVÉ, « Procès-verbal de la séance du 26 février 1903 », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 30, 1903, p. VII-VIII. [cliquez ici]

Paul du CHÂTELLIER, « Trois vases en argent découverts à Plovan (Finistère) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 32, 1905, p. 164-168 + planche. [cliquez ici]


Paul du CHÂTELLIER, « Trois coupes en argent découvertes à Plovan (Finistère) », Bulletin monumental de la Société française d'archéologie, t. 69, 1905, p. 41-46 + planche (texte quasi identique à l'article précédent) [cliquez ici]

Léon GERMAIN de MAIDY, « La destination primitive des "coupes" de Plovan », Bulletin monumental de la Société française d'archéologie, t. 69, 1905, p. 233-238. [cliquez ici]


Yves-Pascal CASTEL, Tanguy DANIEL, Georges-Michel THOMAS, Artistes en Bretagne. Dictionnaires des artistes, artisans et ingénieurs en Cornouaille et en Léon sous l'Ancien régime, Quimper, SAF, 1987, p. 263-264.

Yves-Pascal CASTEL, Denise DUFIEF-MORIEZ, Jean-Jacques RIOULT, Dictionnaire des poinçons de l'orfèvrerie française : les orfèvres de basse Bretagne, Inventaire général, SPADEM, 1994, p. 159, 250-254, 261.

Albert DESHAYES, Dictionnaire topographique du Finistère, Spézet, Coop Breizh, 2003.

mercredi 22 janvier 2014

De Plovan à Audierne, l'étrange histoire du manoir de Tréménec

Lors du lancement de ce blog, nous annoncions qu'il servirait non seulement à annoncer les activités de l'Association du Patrimoine mais également à mieux faire connaître l'histoire et le patrimoine matériel de Plovan. Cette publication sur le manoir de Tréménec ouvre une série d'articles sur le patrimoine architectural (visible ou disparu) de la commune.

Battage au manège dans la cour du manoir de Tréménec (années 1920)

À la sortie nord du bourg, sur une route qui porte son nom, on peut apercevoir sur la gauche les bâtiments réhabilités du manoir de Tréménec. Du manoir proprement dit, on ne voit plus que quelques portions de mur partiellement recouvertes par un talus. Pour imaginer ce qu'a été pendant près de 500 ans ce haut-lieu de l'histoire de Plovan, il faut se pencher sur les trop rares images qui en ont conservé le souvenir : une photographie d'une scène de battage au manège dans la cour du manoir et un dessin de Louis Le Guennec, qu'on peut dater l'une et l'autre des années 1920-1930.


Manoir de Tréménec dessiné par Louis Le Guennec (La Dépêche de Brest, 29 novembre 1933)

« Certaines photos anciennes suscitent la mélancolie et l'amertume » comme l'a souligné Serge Duigou lorsqu'il abordait le manoir de Tréménec dans un de ses ouvrages (S. Duigou, Châteaux et manoirs en pays bigouden, éditions Ressac, 1988, p. 19). On ne peut que lui donner raison quand on connaît le sort de ce beau bâtiment. Acquises dans les années 1930 par la famille Le Bec de Kerstéphan, les terres de Tréménec ont été découpées et revendues en plusieurs lots donnant naissance à quatre petites exploitations (celles des familles Plouhinec, Signor, Keravec et Phuez). Le manoir proprement dit a vu sa façade démontée et transportée à Audierne pour y être relevée par M. Marzin, fabricant de dentelles, entre le quai Jacques de Thézac et les Capucins.


Le « manoir de Tréménec » à Audierne


Si on retrouve bien l'entrée monumentale et les ouvertures cintrées d'origine, deux caractéristiques de l'architecture classique en vogue au XVIIe siècle, le nouveau bâtiment, baptisé également « manoir de Tréménec » n'a pas l'allure de son prédécesseur. On peut même dire qu'il paraît étriqué avec une façade trop petite pour une telle entrée. Le cadre actuel de l'édifice manque aussi de charme, perdu au milieu de constructions modernes.  
 

Entrée du manoir, avec un tympan triangulaire rappelant le fronton des temples antiques


Las, les Gourcuff n'y retrouveraient pas l'ambitieux bâtiment dont ils avaient lancé la construction au milieu du XVIIe siècle. Un simple coup d’œil à l'unique photographie du manoir (voir ci-dessus) permet de l'envisager : l'entrée devait se placer au milieu de la façade. Il manque l'essentiel de la partie gauche (effondrée ou jamais construite ?). Sur la droite, on devine des pierres d'attente d'une future aile orientale (projetée mais jamais construite ?). Les frustres bâtiments agricoles, côté mer, sont certainement beaucoup plus récents.

Qui sont ces Gourcuff ? Seigneurs de Tréménec dès le début du XVe siècle, ils conservent le manoir jusqu'à la Révolution française. Outre Tréménec, ils possèdent d'autres terres en Plovan, Plomeur, Kerfeunteun et Poullan. On les retrouve lié par mariages à d'illustres familles de la noblesse cornouaillaise : les Tyvarlen, Ploeuc, du Haffond, Talhouët de Brignac ou encore Euzénou de Kersalaün. Les différents nobiliaires indiquent qu'ils portent le titre de seigneur de Tréménec jusqu'à la fin du XVIIIe siècle avant de s'intituler comte puis vicomte de Gourcuff. Portant d'azur à la croix pattée d'argent, chargée en cœur d'un croissant de gueules, c'étaient probablement leurs armes qui étaient peintes sur les prééminences du porche de l'église de Plovan.

Blason de la famille Gourcuff



Prééminences du porche de l'église de Plovan

Manifestation de leurs ambitions et de leur élévation sociale, le manoir semble assez rapidement déserté par ses propriétaires : on les retrouve vivant à Quimper et Quimperlé au cours du XVIIIe siècle. Leur demeure ne reste cependant pas vide. Une autre famille s'y illustre : les Le Pape.

Probablement fermiers des Gourcuff, les Le Pape semblent dominer la petite société paroissiale plovanaise jusqu'à la fin de l'Ancien régime. Michel Le Pape (v. 1694-1754) est lieutenant de la paroisse de Plovan entre 1726 et 1754. Son fils Corentin (1719-1787) lui succède dans cette charge dès 1755 avant de devenir capitaine du guet entre 1765 et 1771 tandis qu'un autre fils, Michel (1734-1774), accède à la prêtrise et devient recteur de Locmaria. À plusieurs reprises (1748, 1757, 1768) le manoir est transformé en lieu d'accueil de marins naufragés et de stockage de biens retrouvés sur la plage après qu'un navire ait sombré devant Plovan. La présence des Le Pape à Tréménec se prolonge à travers les familles Le Goff et Le Berre qui occupent le manoir au début du XIXe siècle mais on sent bien que le lieu a perdu de son prestige d'antan pendant la Révolution.
C'est de cette période que date le plus ancien plan du manoir à notre disposition, extrait du cadastre de 1828. On y retrouve, autour d'une large cour occupée en son centre par un puits, le bâtiment principal au nord, les longères à l'ouest et deux petits bâtiments dont une maison à four à l'est. Au sud de l'ensemble, on peut voir une fontaine avec un lavoir. Dépendant à l'origine du manoir, il existait aussi un moulin à vent, à l'est. 

Extrait de la section C2 de l'ancien cadastre de Plovan

Extrait de la section C1 de l'ancien cadastre de Plovan


Les lieux n'avaient sans doute pas beaucoup évolué lorsque, de passage à Plovan vers 1933, l'historien et journaliste Louis Le Guennec visita Tréménec. Il y a trouvé la matière à un article riche consacré au manoir et à son passé qu'il a accompagné d'un de ses dessins (voir plus haut). Il nous dépeint l'endroit avec un talent certain bien qu'un peu grandiloquent : « À quelques centaines de mètres au nord du bourg de Plovan, sur la droite du chemin de Penhars [sic], le vieux manoir de Tréménec se dresse isolé et austère au milieu d'une plaine nue [...] Dans la cour, bordée de bâtiments anciens est un puits à margelle ronde. Comme toutes les maisons nobles d'autrefois, Tréménec a dû posséder un portail extérieur, un colombier, peut-être une chapelle, certainement un jardin clos, des avenues plantées, un bouquet d'arbres de haute futaie formant écran contre les vents de mer [NDR : tout cela est très incertain]. Mais de ces accessoires qui complétaient la physionomie originale d'une gentilhommière bretonne, il ne subsiste plus le moindre vestige et le vieux logis de granit et de grès gît désorienté parmi les labours, ainsi qu'un vaisseau de haut bord échoué sur la grève. La grève, elle, est tout près de là, et bien que les constructeurs du manoir aient donné à celui-ci la position d'un navire à la cape, qui oppose à l'assaut des vagues son avant effilé, il suffit de sortir la tête d'une des fenêtres de l'étage pour entendre gronder le tonnerre du ressac, pour recevoir en plein visage le violent baiser salin de la brise atlantique, pour découvrir la partie méridionale de l'immense baie d'Audierne, depuis la digue de magnifiques galets de porphyre et de quartz qui sépare de l'océan les marais de Kerguen et de Tronwel [sic] jusqu'à la pointe de Penmarch, estompée dans la brume. 
Sur une côte moins basse, en un pays davantage mouvementé, de lignes plus accusées et plus abruptes, abrité derrière quelque massif de feuillage, Tréménec réaliserait le type de ces castels que l'imagination des romanciers a édifié à des centaines d'exemplaires sur le littoral armoricain – où en réalité ils sont si rares – et choisi pour le théâtre de drames noirs, le réceptacle de lourds secrets de famille, le refuge d'existences sacrifiées ou repentantes. S'il était possible d'interroger et de faire parler ses vieilles pierres, leurs pires souvenirs seraient sans doute ceux des trop nombreux naufrages auxquels le manoir à dû d'assister à sa situation au bord de cette terrible baie, tenue comme un gigantesque filet de pêcheur qu'infléchiraient les courants, mais que maintiendraient ferme à ses extrémités deux poings inébranlables, le Raz et la Torche. » (La Dépêche de Brest, 29 novembre 1933).

Après avoir planté pareil décor, il ne manquait plus à notre manoir qu'une vieille légende avec son inévitable souterrain : « La légende raconte que les anciens seigneurs de Tréménec avaient fait creuser un souterrain qui conduisait de leur manoir à l'église paroissiale. D'aucuns prétendent même que ce souterrain se prolongerait jusqu'à la chapelle de Languidou. Un dimanche matin, le châtelain y lâcha le plus crâne des coqs de sa basse-cour. Dans l'église, le recteur de Plovan chantait la grand'messe et en était rendu à la Préface, lorsqu'il se trouva interrompu par un cocorico insolite qui semblait sortir de dessous le maître-autel. Sa surprise fut telle qu'il interrompit le service divin, fit soulever l'une des dalles et descendre dans l'ouverture ainsi révélée son enfant de chœur. Le marmot reparut, tenant un magnifique coq qui se pavana sans vergogne au milieu du chœur en continuant d'insolents cocoricos.
« Eh ! bien, mon gaillard, lui dit le recteur, puisque tu chantes si bien, je vais te mettre en un endroit où tout le monde t'entendra, et où tu pourras t'égosiller à ton aise. »
Et il le planta sur la tige de fer qui surmontait la flèche du clocher. On l'y voit toujours vivant au souffle du large, mais devenu muet. » (La Dépêche de Brest, 29 novembre 1933).
D'où Le Guennec tient-il cette fable charmante ? Peut être de Plovanais rencontrés sur place. On ne peut malheureusement pas lui accorder un grand crédit...! Mais, après tout, qui sait ? Le manoir de Tréménec est encore loin d'avoir livré tous ses secrets.

Mathieu GLAZ